En janvier 2012, les bureaux de Gunvor à Genève sont perquisitionnés. Alors que rien ou presque ne filtre de l’enquête pénale, Public Eye s’est plongée dans les méandres de cette affaire tentaculaire.
Le 3 juillet 2012, Gunvor est à l’honneur dans tous les foyers de Suisse romande. La RTS révèle au 19h30 que la justice fédérale enquête sur les affaires congolaises du négociant. Le Ministère public de la Confédération s’intéresse à des versements suspects liés à des contrats pétroliers conclus par Gunvor avec l’opaque Société nationale des pétroles congolais (SNPC), qui commercialise l’or noir pour le compte de l’Etat. Elle soupçonne qu’une partie de ces commissions versées à deux intermédiaires aient servi in fine à rémunérer des officiels congolais. Gunvor se serait bien passé d’une telle publicité.
Gunvor a-t-elle versé des pots-de-vin pour accéder au marché très convoité du pétrole congolais? Ou cette affaire relève-t-elle, comme le prétend la société, du cas d’un «employé félon» qui aurait agi à l’insu et au détriment de sa hiérarchie? L’enquête du Ministère public de la Confédération est toujours en cours.
Début 2016, Public Eye décide de s’intéresser aux «aventures» de Gunvor au Congo. Une tâche ardue menée au sein d’un secteur où l’omerta est de rigueur. Nous avons parlé à des dizaines de sources, dont la plupart ont exigé l’anonymat. Nous avons aussi analysé des données de trading, retracé le parcours de tankers, calculé des profits…
Et le résultat de notre enquête, le voici.
Les relais de Gunvor sont en place. Reste à convaincre les autorités congolaises de lui vendre leur pétrole. La société suisse avance deux arguments très convaincants.
Gunvor joue deux cartes maîtresses au Congo: l’une géopolitique, l’autre financière. Le premier As posé par le négociant est la promesse de jouer l’entremetteur entre les gouvernements congolais et russe. Il est piquant de constater qu’à l’époque où la société genevoise nie publiquement tout lien avec le Kremlin, les représentants de Gunvor utilisent cet argument pour convaincre les autorités congolaises de traiter avec eux.
Selon deux sources, Gunvor aurait promis aux Congolais qu’en s’alliant avec une «structure contrôlée en sous-main par Poutine», ils verraient «s’ouvrir les portes de la Russie pour des accords de coopération économique». Le Kremlin s’engagerait aussi à défendre le Congo auprès des instances onusiennes. Comme nous avons pu le reconstituer, Timtchenko emmène alors le fils du président congolais à Moscou, dans son jet privé. Nous sommes en 2010. Lors de cette «tournée des grands ducs», «Kiki» rencontre le ministre russe de l’Energie ainsi que les patrons des principaux groupes pétroliers russes. But de la visite: prouver aux officiels congolais que Gunvor a bien accès aux plus hautes sphères du pouvoir russe.
Et Gunvor n’a pas bluffé: le 31 août 2011, les gouvernements russes et congolais signent un accord de coopération économique axé sur le secteur de l’énergie. La Russie s’engage ainsi à soutenir des sociétés désirant investir dans l’industrie pétrolière du Congo.
Gunvor a sorti un deuxième As de sa manche: la carte financière.
La firme helvétique bénéficie d’un accès aisé au crédit auprès des grandes banques actives dans le financement du négoce. Le Congo a besoin d’un afflux d’argent frais? Pas de problème pour Gunvor, qui trouve sans tarder un établissement bancaire prêt à lui fournir une partie des capitaux qu’elle prêtera à Brazzaville: BNP Paribas.
Le groupe propose donc aux autorités congolaises un prêt gagé sur le pétrole, soit une forme d’hypothèque sur de futures livraisons d’or noir. Dans le jargon, il s’agit d’un «préfinancement». Gunvor devient ainsi la «banque du Congo», sans toutefois être soumise aux réglementations applicables aux institutions financières.
Les arguments de Gunvor font mouche: en juin 2010, la SNPC signe avec le négociant genevois un premier contrat portant sur trois cargaisons de pétrole brut. Le précieux document porte la signature de «Kiki». Un second contrat, signé en janvier 2011, débouche au cours des mois suivants sur l’enlèvement de 19 tankers supplémentaires, valant chacun quelque 100 millions de dollars.
Entre 2010 et 2012, Gunvor obtient 22 cargaisons de pétrole brut, dont la valeur s’élève à 2,2 milliards de dollars.
Aucun de ces contrats ne fait l’objet d’un appel d’offres, contrairement à ce que prévoit le Code congolais des marchés publics. Ils sont donc illégaux au regard de la loi congolaise. Sollicitée par Public Eye, Gunvor n’a pas souhaité s’exprimer sur ce point. Pour sa part, «Kiki» se borne à déclarer que le Congo est «un État souverain qui peut donc légitimement choisir ses partenaires. Cela s’est fait en toute transparence et en toute légalité.»
Géraldine Viret, porte-parole de Public Eye, analyse la stratégie de communication du négociant face à cette affaire très embarrassante.
Refusant d’assumer seul la responsabilité des malversations, Pascal C. réplique en mars 2013, en portant plainte contre Gunvor pour «dénonciation calomnieuse». Au printemps 2017, Pascal C. avoue devant la justice avoir participé au paiement de commissions qu’il savait destinées à des officiels congolais, dont une partie au clan du président Sassou Nguesso. Il affirme alors avoir agi en sa qualité d’employé et à la connaissance de ses supérieurs.
La suite de l’histoire semble confirmer que Pascal C. n’est pas seul en cause.
Secouée par ces ennuis judiciaires, Gunvor ne se laisse pas abattre. La société cherche à relancer ses affaires au Congo, à tout prix. Silence, on tourne.
Qui, au sein de Gunvor, était au courant de ces paiements suspects? Alors que la justice tente d’établir la chaîne des responsabilités, le négociant genevois ne s’avoue pas vaincu. Au contraire, Gunvor passe à la vitesse supérieure, n’hésitant pas à prendre des risques inouïs pour revenir dans le jeu au Congo. En juillet 2012, elle signe un contrat avec Yoann Gandzion, le fils, dont les comptes ont pourtant été bloqués par les autorités suisses en raison de versements suspects. Gunvor sollicite ensuite un autre de ses intermédiaires «africains»: Oliver Bazin, surnommé «Colonel Mario», un personnage au profil très sulfureux - comme vous pouvez le lire dans le numéro spécial de notre magazine.
En 2014, Gunvor est à deux doigts de remettre la main sur le pétrole congolais, mais les événements vont prendre une tournure inattendue.
En juin 2014, les avocats de Pascal C. et de Jean-Marc Henry prennent contact avec Gunvor. Ils disent détenir des preuves accablantes des pratiques corruptrices du négociant en Afrique, dont une vidéo. Les avocats mettent un deal sur la table: cet enregistrement restera confidentiel si Gunvor retire les plaintes déposées contre leurs clients. Sans réponse de la firme, ils remettent toutes les pièces au procureur en charge de l’affaire.
Public Eye a pu visionner cette vidéo.
Pour les avocats de Jean-Marc Henry et de Pascal C., cette vidéo montre sans ambiguïté que la proposition est de mettre en place une structure qui servirait à rémunérer des officiels congolais. Le procureur semble être du même avis: il met Bertrand G. en prévention pour «corruption d’agent public étranger». Il entend également Bazin qui, selon nos informations, ne travaille plus pour Gunvor aujourd’hui. Le contrat pétrolier signé au Congo en 2014 est annulé.
Bertrand G. est licencié par Gunvor en septembre 2014. Selon nos informations, il aurait signé un document reconnaissant qu’il avait agi de son propre chef en rencontrant «André» et Olivier Bazin, et non sur instruction de son employeur. Encore un employé félon? En échange de cette signature, et pour prix de son silence, Gunvor lui aurait octroyé 700 000 dollars, selon une source. Bertrand G. aurait depuis quitté le milieu du pétrole. Le desk Afrique ne serait plus établi à Genève, mais à Dubaï – loin de la justice suisse, qui poursuit son enquête.
Quelles leçons tirer de cette histoire?
En tant que pays hôte de quelque 500 sociétés actives dans le négoce des matières premières, parmi lesquelles les plus grandes du monde, la Suisse doit assumer ses responsabilités. Bien que le Conseil fédéral reconnaisse depuis 2013 le «risque de réputation» que ce secteur fait peser sur la Suisse, il continue de miser uniquement sur la bonne volonté des firmes, en les priant d’adopter un «comportement intègre et responsable». Cette attitude témoigne au mieux de la naïveté, au pire de la complaisance ou du cynisme.
Les aventures de Gunvor au Congo montrent une nouvelle fois qu’il est impératif d’adopter des mesures contraignantes pour réguler les activités des négociants.
Andreas Missbach, membre de la direction de Public Eye, explique pourquoi la Suisse doit agir.
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Et pour tout savoir, téléchargez notre rapport d’enquête (68 pages, en français ou en anglais).
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